Le fragment comme totalité, une métaphore architecturale, par Anne Cauquelin

J'aimerais commencer ce propos — au deux sens d'énoncés et de propositions — par un tour du côté des notions de compétence et d'incompétence. Ce couple semble commander un certain nombre de développements qui ne sont pas étrangers à ce que nous avons à envisager ensemble, aujourd'hui ; la métaphore organiciste au travail dans l'architecture.

 

Qu'entendre par compétenceet quelles sortes de processus sont mis en route quand on en suit les attributs? Parallèlement, qu'entendre parincompétence et comment utiliser ce que l'analyse de ce terme pourrait nous révéler ? Tel serait le premier point à débrouiller. Il nous conduirait, si nous parvenions à nous tirer du pas où il nous tient, à nous interroger sur la métaphore (singulièrement, sur la métaphore organique) et, plus loin, sur ce que j'appelle l'implicite.

Si nous en acceptions le rôle constitutif au sein de toute construction théorique, encore aurions-nous à trancher sur le travail de l'œuvre elle-même, dans son rapport à ce qu'elle prétend poursuivre par imitation ou répétition.

 

Comment l'œuvre peut-elle se dire nature, ou encore comment la nature apparaît-elle comme œuvre : par quel procès le corps (et lequel?) est-il requis, convoqué, mis à distance, ou lié dans un parti architectural qui exhibe sa relation à l'organique de telle manière qu'il s'en fait la marque et lui emprunte son nom?

 

Ce parcours pourrait bien accrocher en chemin la notion de fragment qui, à l'explorer, deviendrait notre point de résolution.

 

Pour tortueux ou épineux qu'il paraisse, ce trajet enchaîne cependant dans sa course des temps forts, liés par une certaine logique Pour faciliter la lecture ou l'écoute, je les exposerai brièvement sous trois titres:

- La compétence et l'incompétencedans leur rapport à l'explicite et a l'implicite, à la causalité, à l'analogie, à la métaphore.

- Opus sive natura ou l'œuvre comme nature, avec les notions conjointes de procès auto-organisateur, d'auto-poieisis ou d'auto-référence.

- Le fragment comme totalitéclose sur elle-même et la définition de l'œuvre d'art comme fragment.

 

 

Compétence/incompétence

 

Il est sans doute étonnant de mettre en regard, comme si leur valeur pouvait être comparée, les deux notions de compétence et d'incompétence. Nous sommes si évidemment certains que nous devons passer par la compétence (un stock organisé d'aptitudes étayées par un savoir formel et donnant lieu à des réalisations pratiques, un savoir-faire) que nous aurions du mal à considérer les choses sous un autre jour. Sous l'éclairage normal et normatif par lequel nous jugeons des valeurs, l'incompétence est en effet une sorte de crime de lèse technique. En revanche c'est à la compétence, sinon de l'expert ou du super expert, mais du spécialiste bien informé pour le domaine particulier où nous exerçons nos talents, que tout un chacun prétend.

 

La société technicienne qui est la nôtre insiste sur la nécessité de former des gens de secteur, capables de maîtriser des savoir-faire précis. Elle multiplie les gages et les satisfecit, et s'assure elle-même par l'apologie de la valeur travail, de la justesse de son point de vue moral. Point de salut hors d'une compétence requise par le haut degré de technicité des machines sophistiquées par lesquelles nous communiquons entre nous, calculons, prévoyons, dessinons l'environnement politique ou géopolitique de l'univers. C'est là cependant une certaine vision moderne, pour ne pas dire moderniste, du tour que nous devrions donner à notre aptitude à la connaissance, mémorisation, reconnaissance des formes et aperception du monde.

 

Plongés dans ce monde de certitudes pseudo-scientifiques avec les discours qui les soutiennent et les justifient, nous obscurcissons en nous la pensée antagoniste, celle d'une incompétence à la fois nécessaire et fondamentale. Quelques réflexions, qui se font jour ça et là nous mettent sur la piste d'un chemin perdu. Ces réflexions restent en sourdine, attestant seulement la présence d'un certain sens de l'humour anglo-saxon : le principe de Peter ou de l'incompétence maximale est de celles-là. Pour arriver au faite des honneurs et des pouvoirs en politique ou dans l'entreprise, est-il dit, il ne faut surtout pas être compétent. Cette qualité, reconnue, vous affecter à tâches singulières, sectoriel-les, subalternes.

 

C'est là le rappel d'un type de culture que l'on nomme générale, et qui est l'apanage d'une ancienne élite sociétale. L'honnête homme et ses humanités démodées montrent ici le bout de l'oreille.

 

Ce n'est pas ce modèle que je vous proposerai. Mais un autre, puisé à des sources plus anciennes encore : le principe d'inconnaissance, par lequel nous accéderions plus sûrement à la connaissance, par la reconnaissance de nos limites et du vide du savoir. Chemin alors de la poétique, de l'art, voire de la religion, qui ouvre pour nous -au-delà des implications mystiques que l'on ne manque pas de lui attribuer- une mine de réflexions impertinentes1.

 

L'impertinence en effet, entretient des rapports étroits avec l'incompétence. Elle dit la non conformité au schéma habituel, sa déliaison d'avec le principe sacro-saint de la causalité. Or c'est ce principe même qui est le présupposé de toute technicité.

Qui dit compétence dit, à la fois, le procès de pensée elle résultat du procès. Celui-ci se réfère au schéma décisionnel classique cartésien - recueil d'informations, stockage des données, délibération, choix d'un parti puis réalisation -, processus linéaire où la cause est entendue comme le commencement (l'arche) et se trouve logée dans les faits objectifs érigés en contraintes et commandes. A partir de ces données, l'opération se déroule sans heurts, jusqu'à la fin: solution ou construction qui en achève le parcours. Ce déroulement linéaire, idéal, est censé reproduire le mouvement de toute création, comme de tout raisonnement, et sert de guide aux analyses des œuvres quel que soit le domaine où elles se constituent, en tant que commentaires historiques, éco-économiques, politiques, voire psychanalytiques

 

Compétence et causalité

 

A suivre le défilement causal et en continuité des opérations, il se trouve que deux compétences se rejoignent et renvoient en écho: celle de l'auteur qui a fait (avec son savoir faire) et celle de l'analyste (avec son propre savoir-faire). Tout le monde est content. Il y a jointure. Explicitation.

 

C'est ainsi que nous assistons au démontage et remontage explicatif, déplié, d'un schéma toujours le même qui va de la cause à la fin, du premier pas à la dernière main. Par étapes répertoriées, alignées en chronologie, avec la recherche des sources et des influences (y compris les sources inconscientes, vues elles aussi comme causes). L'objet est référé en permanence, noyé sous l'explication qui lui assigne ses frontières du dehors. Ici, la compétence est un savoir ex-pliable, en extension, et c'est sur cette extensivité que se développe le discours de la technique : la techno-logie, ou logos de la technique. Disons une logie. Si nous accomplissons des actions, création ou construction théorique aussi bien, c'est grâce à ces deux étapes superposées : la compétence et à la suite sa manifestation ponctuelle ou performance. Nous ne serions performants qu'a posséder une compétence. La suite logique de la compétence étant son expression dans le monde du dehors sous forme d'actes performants, on peut alors juger de l'un par l'autre, du résultat par le degré de compétence, et de la compétence par le résultat. Le schéma est réversible. C'est ainsi que s'établissent -nous en avons une illustration abondante dans les recherches en Intelligence artificielle- des programmes menés à partir d'une grammaire universelle, donnée base qui comporte des structures dites profondes et des procédures de liaison des éléments syntaxiques et lexicaux, sur lesquels peut se générer un langage : grammaire appelée générative en ce sens que les différentes manifestations de la grammaire sont comme autant de variations superficielles de la compétence universelle à parler une langue 2.

 

Incompétence et implicité.

 

Mais, me direz-vous, que peut donc l'incompétence alors? Où la placer et qu'en faire ?

 

Il nous faudrait abandonner à la fois causalité et déduction, conséquences et finalités, ex-plication et explicitation. C'est justement là que se trouve le point.

 

L'incompétence est la formule de l'implicite et refuse la chaine de déroulement chronologique.

 

La liaison des opérations selon le schéma linéaire d'augmentation et d'extension en direction d'un but explicite est désavouée, qu'il s'agisse du faire de l'artiste comme du commentaire de l'analyste.

 

L'incompétence soutient une pensée d'un autre genre qui promeut l'œuvre comme isolée de ses causes, centrée sur elle-même. Pensée qui se soumet à l'unicité des objets, toujours exotiques par rapport aux explications, admet l'ignorance et le peu de pouvoir du savoir, se soucie du pli, de l'intention, des zones d'ombre, et donc des singularités.

 

Quels sont les traits de cette pensée d'un autre genre? En tâchant à les rendre clairs, je pense m'approcher de la question de l'œuvre organique. Détour qui parait indispensable, tant nous avons du travail pour nous débarrasser de nos circuits habituels de raisonnement.

 

Le premier trait qui distingue 1'incompétence comme principe de connaissance est son rapport à la cause: ici, nous n'avons pas de stock archivé pour nous permettre de remonter de l'objet présent à sa cause référée. La cause vue comme donnée est absente de la pensée incompétente ; ce qui signifie que l'objet ne représentepas sa cause. Coupure. Détachement. Non référence. S'absentent ainsi les discours sur les sources, sur les mobiles et motifs qui ont poussé à l'action. Nous nous privons de soutien extérieur. Cause et représentation sont en effet liées dans le cheminement de la raison tel que nous le donne la pensée classique mécaniciste. Du résultat, nous remonterions à la cause qui s'inscrit ainsi en représentation dans l'objet produit. Entre les deux, une chaine de séquences introduit sa linéarité.

 

Pour nous, maintenant, avec l'incompétence s'introduit quelque chose qui a à voir avec l'implicite. C'est dire que l'objet a son propre mode de fonctionnement en dehors de toute explication : il ne fait que déployer à l'extérieur sa propre référence. Comme nous l'enseigne Spinoza, les objets du monde développent des qualités qui leur sont immanentes, qui sont pliées en dedans d'eux, et que l'action porte au dehors dans étirement de leur puissance à être. Si la nature et les objets qu'elleproduit sont de simples étirements ou développements, c'est que leur noyauou germe est compris dans ce pli qu'est leur principe même. Une sorte de com-pli-catio. Un compliement3. Un pli en dedans, que j'appelle im-plicite.

 

La pensée de cet implicite est l'antonyme d'une pensée dé l'explicite. Elle nous montre la voie d'une certaine complexité, par opposition à une causalité transparente. Une certaine opacité : jamais nous n'atteindrons à la vision claire du noyau, de ce procès de la production naturelle, logé au dedans des choses.

 

Autrement dit, et les recherches actuelles en biologie nous renseignent sur ce point, il s'agit d'une auto-organisation ou d'un travail interne de mise en forme qui procède d'un dépliement des traits intrinsèques de l'organisme4.

 

Ce qui signifie, tout simplement, que les buts visés, les finalités mondaines, ne sont pas causesdes transformations de l'objet, que leur influence est très périphérique et qu'il n'y a certainement aucun rapport direct de représentation des éléments extérieurs dans le procès de production d'un objet par lui-même.

 

Nous avons, pour tenter de comprendre ce point, une aide précieuse dans la personne d'Aristote. Le vieil homme avait distingué entre eux procès de fabrication : la praxiset la poieisis. Ces deux termes sont souvent utilisés mais ont coupé avec leur sens antique, et dérivent chacun dans leur domaine de manière erratique. Pour Aristote, la praxisrenvoie à une action accomplie par un organe qui a sa propre finalité en dedans de lui. L'œil, l'oreille, accomplissent leur tache sans viser un but extérieur à leur propre fonctionnement. Ils fonctionnent un point c'est tout. La fin est pliée dans la chose. La poieisisen revanche, désigne l'acte de produire un objet extérieur à l'organe : la main fabrique un objet qui lui est étranger. Avec la praxis, nous sommes et résidons dans l'implicite et l'autoréférence, avec la poieisisnous sommes dans le monde des techniques, dans l'extériorité5.

 

Avant d'entamer la question de la nature en relation avec l'œuvre, où notre détour par l'explicite et l'implicite, la compétence et l'incompétence nous a conduit, je précise ma position : il en va de l'opacité et de la transparence du schéma décisionnel, et surtout de notre aptitude à rendre compte d'usages et de procédures par lesquels nous croyons à la fois maîtrise les oeuvres que nous produisons et le monde qui, à l'entour, nous enveloppe selon nos constructions.

 

Pour pointer l'importance d'une pensée de l'implicite qui risque de vous paraître simple jeu de l'esprit, je vous enverrais bien voir du côté du langage artificiel et de son apport conflictuel avec le langage dit « naturel ».

 

Compétence et peformance sur la ligne de l'explicite donnent naissance aux langages artificiels: les computers inscrivent des données (cause) lexicales et syntaxiques, concernant un micro monde (un problème ou des questions sectorielles) et, à partir de ce stock, construisent des énoncés relatifs à la question considérée. Enchaînement causal explicite, d'autant plus explicite que chaque donnée introduite doit être dépliée en extension, pour permettre au computer d'en déduire les effets sémantiques. Ainsi, si j'introduis l'énoncé le chat est sur la carpette, je dois fournir au computer toutes les indications susceptibles de préciser le terme sur, faute de quoi le surpeut aussi bien être interprété comme au-dessus, ce qui ne marque pas forcément la contiguïté requise.

 

Il y a là une linéarité supposée entre lexique, syntaxe et sens (ou sémantique), comme si le sens venait directement des enchaînements d'unités langagières, en était le produit. Or, ce qui peut être possible sur des territoires formalisables que l'on peut axiomatiser, cernés dans des limites strictes, ne l'est plus pour le langage naturel, celui que nous parlons vous et moi. Celui-ci est en effet soutenu par des connaissances implicites qui se trouvent antérieures à tout énoncé6.

 

Le langage fonctionne comme usage de communication parce qu'il est instruit d'une quantité infinie de notions tenues pour garanties qui ne sont pas dépliées ni dépliables, et qui renvoient à un certain méta-sens.Ce que l'on sait du langage naturel, c'est que le sens y précède la chaîne des unités qu'il commande de loin, et que la signification d'un énoncé n'est pas le résultat explicite de la suite des unités qui s'y déploie. Ce méta-sens, germe du discours, est quasiment inassignable à l'ordinateur. Autrement dit, il échappe à la compétence. Nous ne parlons pas à partir d'un stock transparent au sens, mais à partir de ces tenus pour garantis qui s'ancrent dans les usages sociaux, les lieux communs, les métaphores ordinaires par quoi nous nous faisons entendre.

 

 

Opus sive natura

 

Ainsi la compétence se heurte-t-elle à des problèmes qui en limitent l'emploi à de strictes questions techniques. Et ce qui est vrai pour le langage est d'autant plus vrai pour ce qui nous occupe ici, pour l'œuvre. La pensée causale n'y a plus droit, pas plus qu'elle ne fait droit pour le langage dit ordinaire. Revenons à la formule traduite de celle de Spinoza (Deus sive natura). C'est celle même qui nous permet d'entrer sur le terrain d'une pensée d'un autre genre concernant l'œuvre d'art.

 

« La Nature ni l'Art ne délibèrent » nous dit Aristote. Et dans une formule connexe : « l'Art achève la Nature ».

 

Si nous lions ces deux formulations avec ce que nous avons déjà tenté de voir dans la pensée de l'implicite, nous pouvons commencer à tracer l'esquisse d'une approche de l'oeuvre organique.

 

C'est tout d'abord le refus de considérer l'œuvre comme représentation, issue d'une délibération avec fixation de buts. Si l'art achève la nature, c'est qu'il lui emprunte son procès de production qu'il parfait, mais non pas qu'il en imite les productions L'œuvre ne représente pas, au double sens d'imiter des objets déjà produits par la nature, et au sens où son procès ne se plie pas à la chaîne causale de la décision.

 

S'il en est bien ainsi, c'est par la répétition d'un procédé par lequel la nature elle-même produit ses œuvresvivantes que l'artiste opère. « Les œuvres sont des natures vivantes hautement organisées », nous rappelle Goethe. En reprenant à son compte le procès de la nature, l'artiste se place dans la situation de déplier le germe implicite, d'accomplir une praxis, plutôt que de construire un objet en vue d'une fin précise.

 

Le procès est alors plus important que le résultat. Et c'est un fait que l'architecte organique, pour parler de lui, exhibe un travail plutôt qu'un résultat. Avec lui, c'est la transformation ou la métamorphose des éléments à l'interne de l'œuvre ouverte qui est proposée. Si l'art achève la nature, c'est en laissant inachevée l'œuvre elle-même qu'il répond à l'injonction de l'implicite. Le paradoxe de l'art trouve ici son passage.

 

En aucun cas, l'œuvre ne peut ni ne veut être l'imitation de formes déjà présentes dans la nature, car si elle était imitation, elle serait en représentation causale : on en trouverait la raison explicative en dehors d'elle-même. Or la raison est ici analogue à ce méta-sens dont nous parlions plus haut. Elle précède l'œuvre non comme un précédent détaché de son effet, mais comme un immanent, qui réside à l'intérieur de la chose produite et se confond avec elle.

 

L'œuvre est alors et alors seulement, un analogonde la nature. Elle renvoie par métaphore aux procédés naturels. Elle se comporte comme un organisme.

 

 

Le fragment comme totalité

 

J'espère avoir montré ce qu'il en est de cette métaphore : elle n'est pas un ornement rhétorique, un ajout ou une manière de dire, mais elle est constitutive de tout ce travail de l'œuvre puisque c'est sur elle que repose, faisant comme la nature, la forme générée par l'emprunt.

 

C'est elle qui supporte aussi ce trait qui peut servir à définir l'œuvre organique : clôture sur soi.

 

« C'est un grand avantage, nous dit encore Goethe, pour une œuvre d'art, d'être autonome et close sur elle même. Un objet calme se montre uniquement dans son être là, il est donc clos sur lui-même et par lui-même ». Et Schlegel ajoutera plus tard : « Le fragment, clos sur lui-même comme un hérisson, tel une petite œuvre d'art »7.

 

Que ce fragment, ou œuvre, soit clos sur lui-même n'est pas en contradiction avec son inachèvement: cette clôture désigne la fermeture aux causes extérieures par lesquelles on pourrait du dehors expliquer l'œuvre. Elle désigne aussi le fait que sa raison immanente la conduit à tout moment à se transformer du dedans, sans référence aux objets contraints et à leurs conditions mondaines. Le terme fragment reprend alors en un seul mouvement ce qui a été dit du travail organique. Ce que les Romantiques allemands, et Goethe avant eux, désignaient en effet comme fragment, n'est pas une séquence coupée d'une totalité comme le morceau de puzzle qui attend d'être remis à sa place dans un ensemble pour prendre sens, mais une totalité elle-même close sur elle, c'est à dire ayant sa signification autonome.

 

En tant que fragment, ce que dit l'œuvre, c'est qu'elle possède son propre germe, sa propre constitution ; d'où le refus de l'oeuvre-fragment de se laisser traverser par le discours de l'explication, sa résistance, son opacité.

 

En tant que fragment, elle dit l'unité dont elle se soutient, mais qu'elle a intégrée de telle sorte qu'on ne peut la lui opposer comme ce qui lui donnerait sens après coup.

 

En tant que fragment, elle dit aussi que n'ayant pas de fin en dehors d'elle-même, elle n'a nulle raison de se dire achevée : on n'achève que ce que l'on s'est fixé comme but. Or il y a dans les formations de la nature une part de hasard et d'aléa, une sorte de possibilité toujours ouverte d'être en devenir d'autre.

On discerne bien dans cette affirmation de l'œuvre comme fragment, la relation qui lie les deux termes de façon organique. Si le procédé de production de l'œuvre d'art est bien celui qui coupe avec les causalités extérieures et se réfère seulement à son propre développement, à son auto-poieisis, c'est qu'il se constitue sur le mode de la nature ; c'est-à-dire non pas sur une explication à partir de données (la compétence), mais sur le_déploiement d'un noyau de sens qui lui est consubstantiel et assure son indépendance: son « calme » comme dit Goethe.

 

Tout fragment naturel est un microcosme, et ses lois sont celles de la Nature en général. Toute œuvre est organique dans la mesure où elle se soutient du même procès. Et, partant, toute œuvre d'Art est fragment entendu en ce sens.

 

Une logique du fragment est une logique où se jouent les rapports, implicites, entre l'art comme nature et la nature comme art, et non sur la représentation du tout dans une partie qui lui serait extérieure. Ce fragment de nature qu'est l'œuvre ressortit alors d'une compréhension en in-tension : comprendre les intentions de la nature, c'est entrer dans la logique d'une tension interne des éléments. Autrement dit encore, c'est abandonner les explications causales pour entrer dans l'intimité d'une relation au monde dans sa totalité, manifestée dans chacun de ses fragments. La circularité et non la linéarité est exigée par la compréhension du fragment. une circularité qui n'a ni commencement (cause), ni fin (but visé), et du même mouvement instaure une sorte d'éternité: le temps n'y est plus en accumulation extensive, en succession, mais donné en simultanéité8.

 

L'opus sive natura est, en fin de ce parcours, le mot d'ordre d'une pensée d'un autre genre que l'ai nommée celle de l'in-compétence, de l'implicite, et qu'il nous faudrait poursuivre plus avant. Dans ce domaine, nous avançons fort lentement. Encombrés que nous sommes par la rationalité technique sur laquelle est fondée la société, ses avancées et ses progrès confortables, nous n'aurions guère, pour nous guider dans le chemin du fragment, que les œuvres elles-mêmes, à la condition toutefois d'en respecter l'isolement et l'impertinence et de ne pas toujours tâcher de les ramener dans le droitfil de la causalité.

 

 

1 Pour ne parler que de l'Occident, c'est là une ancienne tradition : savoir qu'on ne sait pas est le premier pas de la sagesse (Socrate). Au Moyen-Age, voir le « nuage d'inconnaissance » et la tradition monastique. Les nuits de l'intelligence (Jean de la Croix) jusqu'à Nietzsche... Il ne s'agit pas d' « irrationalité », notion mise en rapport avec son contraire, la rationalité, mais d'une forme de pensée.

2 Tradition saussurienne qui oppose langue et parole. Avec la langue il y a code, structure et règles. Voir les développements en direction de l'IA (intelligence artificielle) et Chomsky : Réflexions sur le langage, Flammarion.

3 G. Deleuze analyse Spinoza dans cette perspective l'expression s'oppose à la représentation. L'expressivité est celle d'un germe immanent, Spinoza et le problème de l'expression, Ed. de Minuit.

4 Voir les travaux d'Atlan et le colloque de Cerisy sur l'auto-organisation, Seuil.

5 Aristote, L'éthique à Nicomaque.

6 Voir John Searles, L'Intentionalité. Seuil.

7 Goethe, Ecrits sur l'art, Ed. Klincksieck.

8 Court traité du fragment, Anne Cauquelin, Aubier Montaigne. septembre 1986

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